Entretien avec Patrice Carmouze
Q. : D’autres ont parlé de vous, de vos œuvres, mais c’est la première fois que vous vous expliquez sur votre travail, sur vos créations. C’est un exercice que vous redoutez ?
G.E. : C’est vrai que je ne suis pas très fanatique de ces artistes qui ont besoin d’expliquer, d’argumenter, de commenter leurs œuvres. Vous connaissez cette phrase de Joan Mitchell : « c’est déjà assez difficile de peindre. Si en plus il faut s’expliquer … ». D’une façon générale, les œuvres m’impressionnent plus que les discours. Mais enfin, je conçois la nécessité qu’il peut y avoir, à un moment donné à s’expliquer sur soi-même, sur son travail et sur les raisons de ce travail.
Q. : Est-ce que vous gardez le souvenir de vos premières émotions artistiques ?
G.E. : Comme tout le monde, des souvenirs d’enfance. Il y avait des œuvres qui m’attiraient, comme les tableaux de Van Gogh, d’autres qui me répugnaient, sans que je puisse vraiment en formuler la raison, comme les clowns de Buffet. Mais si je m’intéressais à la peinture, je le faisais sans m’interroger sur les raisons de cet intérêt. Ce n’est que plus tard bien plus tard, j’avais déjà 40 ans, que j’ai tenté d’approfondir cette relation. C’est une question d’ailleurs difficile : pourquoi avec les mêmes supports les mêmes couleurs, parfois les mêmes techniques, certains artistes vous touchent et d’autres moins ou pas du tout ?
Q. : Vous vous inscrivez, on en reparlera, dans la lignée de l’art abstrait. Qu’est-ce qui vous a le plus touché dans cette forme d’expression ?
G.E. : Si je devais résumer, je dirais que ce qui a provoqué mon émotion initiale, chez certains artistes et notamment d’abord chez les expressionnistes allemands, c’est à la fois leur goût immodéré de la vie, cette force, cette énergie qui constituent évidemment une rupture dans l’histoire de l’art et leur prémonition qu’on entre dans le siècle des grandes tragédies, que rien ne sera plus pareil qu’avant. D’où la nécessité de se libérer des contraintes, de faire éclater les structures, cette nécessité absolue de liberté qui se mêle au tourment et à la violence. Et ce mélange de la liberté et de l’inquiétude, du sentiment qu’on avance vers le tragique (ce n’est pas un hasard si les Nazis diront de ces artistes que ce sont des dégénérés) on le retrouve dans leur façon même de travailler. Ecoutez ce que dit Pechstein : « travailler. Extase ! Ecraser les cervelles, mâcher , dévorer, engloutir, mettre en désordre, douleurs voluptueuses de l’enfantement, craquement du pinceau, enfoncer les toiles avec jubilation, piétiner les tubes de couleurs … » Comment dire mieux, à la fois cette volonté de rupture à l’égard du monde passé et cette angoisse du monde qui vient ?
Q. : On reviendra à votre travail. Mais cette dichotomie, est ce que vous la ressentez vous même ?
G.E. : Bien sûr. Je crois qu’on n’est pas un artiste si l’on n’est pas à la fois fasciné par la beauté de la vie, je dirai même la joyeuse beauté de la vie et l’injustice de l’histoire qui rend souvent le monde insupportable.
Q. : Le deuxième événement artistique dans votre parcours c’est la découverte des expressionnistes américains…
G.E. : Bien sûr : Pollock, de Kooning, Gottlieb Rothko et les autres. Là encore, c’est une révolution, l’expression d’une liberté absolue, en pleine guerre froide au point même que le bruit a couru que cette école de l’expressionnisme américain était financée par la CIA pour montrer au monde et notamment à l’Est, que la liberté se situait de ce côté là, du côté de l’Amérique. Mais il y a aussi cette idée que l’art est une façon simple d’exprimer quelque chose de complexe. C’est ce que dit Rothko : « nous favorisons l’expression simple de la pensée complexe ». Et il ajoute ceci qui exprime la rupture avec l’art ancien : « c’est une idée répandue parmi les peintres que le sujet importe peu du moment qu’il est bien peint : telle est l’essence de l’académisme ». Et il poursuit : « il n’est pas vrai qu’on puisse faire une bonne peinture à partir de rien. Nous affirmons que le sujet est essentiel et que le seul sujet qui vaille est le tragique et l’éternel » … Comment mieux dire qu’il n’y a pas d’art s’il n’est, lui-même, une représentation du monde ?
Q. : Venons-en maintenant à votre travail. Vous êtes ingénieur de formation, chef d’entreprise dans le BTP. Votre métier c’est le contrôle, la rigueur. Qu’est-ce qu’il vous a apporté dans l’exercice de votre art ?
G.E. : J’aurai tendance à dire rien parce que dans ce métier qui est celui de la construction, il faut, comme vous le disiez, de la rigueur de la précision, du calcul ; un bâtiment, un immeuble, une école, il faut que ça tienne.
Eh bien l’art, c’est tout le contraire. Il faut, d’une certaine façon, que ça ne tienne pas, que ça s’écroule. L’art, c’est, non pas la recherche – parce que ce serait un artifice – de l’accident, mais le fait que l’accident survienne.
Si vous ne lâchez pas prise, si vous ne vous laissez pas surprendre, alors rien n’est possible.
Q. : Il y a pourtant, comme dans votre métier d’ingénieur, l’apprentissage des techniques …
G.E. : Bien sûr. S’approprier une technique c’est comme apprendre un langage. C’est pourquoi je respecte les codes de l’expressionnisme abstrait mais que j’utilise de nouveaux outils, de nouveaux matériaux, chaux, plâtre, support bois, verre, toile, encres, pigments, bombes – je ne peins jamais au pinceau – et l’utilisation de ces matériaux ou de ces outils n’est pas qu’une simple technique. C’est cela qui change l’œuvre.
Q. : Vous avez appris à peindre ?
G.E. : Oui, j’ai suivi des cours aux Beaux Arts ; j’ai beaucoup parlé, échangé avec des peintres. J’ai créé, à un moment, une galerie dans l’espoir d’organiser un collectif de peintres. Mais ce ne sont pas ces expériences qui m’ont le plus apporté. Celui qui m’a formé ce n’est pas un peintre, c’est un philosophe, Gilles Deleuze.
Que dit Deleuze (c’est dans un des ses séminaires de Vincennes) ?
Qu’au fond il y a trois phases dans la création.
La première c’est la phase pré picturale. C’est la maturation, conception, la formalisation, la recherche des supports, des outils. C’est une phase qui peut être très longue parce qu’elle conditionne tout le reste.
La deuxième phase c’est ce qu’il appelle le chaos germe ou la catastrophe germe. Voici ce que dit Deleuze : « ce qui me frappait, c’était chez un certain nombre de peintre la présence sur la toile, d’une véritable « catastrophe ». Et ma question c’était bon eh bien, qu’est-ce que c’est que ce rapport de – non pas de la peinture avec la catastrophe – mais ce rapport plus profond d’une catastrophe et de l’acte de peindre ? Comme si le peintre devait passer par cette catastrophe » …
Et c’est ça l’acte pictural pour moi : c’est le fait de casser tous les réflexes. Bannir le cliché. Surtout ne pas se répéter, se copier.
Et la troisième phase, bien sûr, c’est le fait pictural lui-même, c’est à dire, et là c’est l’inconnu, ça existe ou ça n’existe pas, l’émotion qu’on peut ressentir, l’émotion esthétique. Ca peut être très fort. Parfois, ça peut ressembler à une sorte d’orgasme Mais cette émotion, elle existe ou elle n’existe pas. Pour le peintre, lui-même, c’est l’incertitude absolue. Mais pour qu’elle existe, il faut les deux phases précédentes.
Et, au fond, si je regarde l’évolution de ma peinture, il y a bien entendu les techniques que j’ai expérimentées, mais plus profondément, c’est la recherche du fait pictural qui entraîne les diverses expérimentations auxquelles j’ai pu me livrer. D’une certaine façon rechercher le fait pictural c’était essayer de me comprendre moi-même. Et ce que j’ai compris c’est que tout est possible si on est en cohérence avec soi.
Q. : Vous avez exposé dans des salons, vous êtes exposé dans des galeries à New-York à Séoul au Japon à Osaka. Qu’est-ce que vous apporte le regard du public ?
G.E. : D’abord j’adore le contact avec les gens. C’est indispensable. Un écrivain n’écrit pas que pour lui. Un peintre ne peint pas que pour lui. Rencontrer un public c’est une nécessité. Et c’est aussi une façon de s’évaluer ce qui, pour un artiste , est à la fois difficile et indispensable.
Q. Vous avez répondu à beaucoup de commandes. Est-ce que vous les revendiquez comme appartenant à part entière, à votre œuvre ?
G.E. : Absolument. J’adore travailler avec des contraintes. La contrainte excite la créativité. Il faut à la fois répondre à une demande, tout en restant dans sa veine. Et vous n’arriverez pas à répondre à cette demande si, comme dans le reste de votre création, il n’y a pas ce que j’appelle le fait pictural.
Q. : Est-ce qu’un artiste peut être à la fois enfermé dans son atelier et être dans le monde ?
G.E. : Mais c’est la nature même de l’œuvre artistique, selon moi, que d’être une expression du monde. Je reprends à mon compte ce que disait Rothko : « on ne peut pas faire une bonne peinture à propos de rien ».
Q. : Qu’est-ce que l’art a changé dans votre vie ? Et qu’est-ce que cette confrontation à l’art peut changer dans la nôtre ?
G.E. : La peinture m’a appris que la raison et le « discours de la méthode » ne sont pas suffisants pour appréhender le monde. Sans le ressenti, sans l’émotion, difficile de mieux se connaître et peut-être même de trouver un sens à sa vie,.
Quant à la confrontation à l’art, elle nous fait voir le monde différemment. Et je crois que, cette émotion qu’on peut ressentir devant la beauté d’un paysage ou la beauté d’un tableau peut aussi nous conduire à la paix intérieure.
2015